
Médecine extrême
Endocardite, abcès épidural qui rend une femme enceinte paralysée, tuberculose intraméningée (dedans le cerveau, pas besoin d’être médecin pour comprendre que ce n’est pas bien bon), traumas à l’arme blanche, sevrage alcoolique sévère, etc. La médecine extrême n’est pas juste au Népal, ça se passe aussi ici, à Sioux Lookout.
Sioux Lookout (prononcé saoûl) n’est pas vraiment connu à part pour la pêche ou la médecine.
Mais c’est juste à côté de Dryden. Vous replacez maintenant?
« Ah oui, Dryden, c’est là que j’ai mis de l’essence là en traversant le Canada! » Genre.
Focus la gang, on parlait de médecine extrême juste avant de regarder Google Maps.
Oui, oui, ce sont des maladies que l’on voit à l’urgence habituellement, rien d’impressionnant, non? L’affaire est que, ici, nous ne sommes pas au centre-ville de Toronto ou de Montréal, nous sommes dans le Nord de l’Ontario. Dans le fond des bois.
Sioux, c’est un peu comme Chibougamau. Bourgade du nord, avec 5,000 habitants qui vivent surtout de la foresterie et de la pêche. Appelé « The hub of the north » (plaque tournante du Nord), la ville couvre 31 communautés autochtones, pour une couverture totale de 30,000 habitants. Un territoire géographique aussi grand que la France. Les communautés couvertes varient énormément : certaines sont proches et accessibles par la route (Lac Seul), d’autres sont isolées et sont sur la terre des ours polaires (Fort Severn).
La région est notoire pour son taux élevé de plusieurs pathologies : fièvre rhumatismale, tuberculose, blastomycose, diabète, hépatite C, etc. Suite au décès d’un enfant d’une fièvre rhumatismale, le coroner avait dit que ce genre de maladie « se trouvait dans les pays en développement » et était surpris qu’un enfant puisse encore mourir d’une pharyngite au Canada. Dans le territoire desservi, se trouve aussi la communauté de Pikangikum, reconnue pour être la capitale mondiale du suicide. Y’a de l’action par ici.
Le tout a vraiment dégénéré il y a moins de dix ans, quand une vague de drogues intraveineuse a frappé la région. Les gens ont remplacé l’alcool par la morphine et l’oxycodone injectable, les endocardites sont une pathologie que l’on voit couramment ici.
Quand j’ai commencé à pratiquer ici, 4 ans après ma graduation, j’ai eu l’impression de sortir des bancs d’école, de ne rien connaître. Ce sont souvent des pathologies qu’on ne voit pas habituellement à moins de faire des missions humanitaires. Alors, j’ai dû m’assoir et recommencer à lire.
Malgré tout, j’essaye souvent de voir le bon côté des choses.
La populace
Au-delà des pathologies, ce qui fait la marque de la ville, ce qui fait que le pain tient ensemble, ce sont les gens. On dirait que tout le monde est gentil à Sioux. Les gens nous demandent si la pêche a été bonne, si on a eu la chance d’aller en bateau, cueillir des bleuets…
C’est la mentalité small town people (dans le bon sens du terme). Un peu comme à Chisasibi, on retrouve un je ne sais quoi chez les gens qui vivent dans des régions éloignées. Il y a une atmosphère paisible qui flotte. On est tous dans le même bateau, aussi bien ramer ensemble.
Le phénomène s’étend aussi aux médecins. La camaraderie est présente, les gens s’entraident. On est parfois seul dans l’hôpital, mais il y a toujours un collègue à l’autre bout qui est prêt à nous aider.
Ici, l’hôpital est vraiment à la jonction de deux univers. Celui de la médecine en région isolée, où le médecin part en périple dans le Nord et est seul. L’autre face est celle de l’hôpital traditionnel, avec un CT scan, échographie et spécialistes. C’est un juste milieu, parfait pour les intrépides comme moi, mais qui aiment quand même avoir un du comfort à la fin de la semaine.
Puis les médecins un peu plus vieux sont vus comme des modèles positifs et non pas juste des antiquités qui approchent de la retraite. Car le médecin du Nord doit savoir forger les connaissances médicales avec la culture locale et le contexte de ressources limitées. Avec le temps, ils ont développé l’alliage parfait et sont prêts à le partager avec les plus jeunes. Des petits gars comme moi.
Stoïques, souvent silencieux, ces médecins réincarnent la version stéréotypée et romantique du médecin du Nord.
NOSM
Le Meno Ya Win Health Center, l’hôpital régional, est un centre affilié d’enseignement du Northern Ontario School of Medicine(NOSM). NOSM, c’est un peu comme l’Université de Sherbrooke dans ces bonnes années, mais pas mal plus au nord.
Ce qui distingue franchement le programme de médecine est que les étudiants en médecine doivent passer des semaines consécutives dans une réserve autochtone. Pas juste un stage d’observation clinique traditionnel. Un stage d’immersion communautaire.
Je me rappelle d’une étudiante qui avait tricoté avec des elders dans une communauté. Elle s’était assise en cercle avec les grands-mères du village et avait appris à faire des mitaines comme les Oji-cree. Je ne me rappelle pas d’une seule fois dans ma formation médicale où je me suis rapproché de vivre une expérience similaire. Ce stage d’immersion crée des liens entre les étudiants et les communautés autochtones comme nul part ailleurs.
Cette expérience sert aussi à illustrer les déterminants sociaux de la santé, concept que l’on parle de plus en plus en médecine mais qui reste difficile à enseigner. Juste qu’à ce qu’on le voit de ces propres yeux.
Les déterminants sociaux de la santé, pour ceux qui ne connaissent pas le concept, sont les facteurs sociaux et économiques qui influencent la santé des gens. Par exemple, l’emploi, l’éducation, l’exclusion sociale et le logement. On reconnait de plus en plus que ces déterminants ont un effet sur la santé. C’est un effet qui est moins visible que, disons le tabagisme, mais qui reste très important.
Par contre, c’est un concept qui s’enseigne aussi difficilement. On peut montrer des photos de gens qui vivent 10 dans une maison, ou bien des classes scolaires vides, mais il n’y a rien comme le voir des ces propres yeux.
Sioux, pour une raison obscure, est aussi rendue une plaque tournante pour les baladodiffusions (podcast).
Dr. Mike Kirlew, véritable légende de l’enseignement en médecine de famille, est écouté par des milliers de résidents qui s’attaquent à l’examen du Collège des médecins de famille du Canada. Ses émissions sont probablement les plus écouté au Canada chez les résidents. Il serait rendu à 250,000 clics pour son site web. Pas pire.
Puis il y a l’ami Aaron Rothstein qui a commencé son blogue pour promouvoir le médecin généraliste. Il est un fervent défenseur du médecin de famille qui fait de tout. Des quarts d’urgence, du bureau, de la médecine hospitalière, de la médecine de la dépendance, etc. La gloire du généraliste est qu’il n’est pas expert en rien, mais bon dans tout. Il peut s’assoir avec grand-maman qui chute à répétition et lui parler des objectifs de traitement, puis le jour même intuber à l’urgence. C’est probablement le métier le plus difficile en médecine.
Ce genre d’omnipraticien tend à disparaître dans cette ère de surspécialisation. Mais comme dans tout, il y a une force antagoniste qui promeut le généraliste. Et Aaron en fait partie. Si jamais ça vous intéresse, au Canada, c’est la Société de Médecine Rurale, qui s’occupe de promouvoir le généraliste.
Hydravions
Pour finir le tour de table, il faut mentionner que ce qui rend la ville unique : les hydravions. Ici, les gens prennent l’hydravion pour aller dans des camps de pêche ou juste retourner à la maison. Sérieusement, combien connaissez-vous de gens qui rentrent coucher chez eux le soir en hydravion? Bad ass. Guillaume tripperait à réviser les lettres sous les avions.
Honnêtement, le premier matin, quand un hydravion a décollé, je pensais que la Troisième guerre mondiale avait débuté ici tellement que c’était bruyant. Mais on finit par s’habituer, un peu comme le son des voitures qui passent sur le boulevard St-Laurent.

Bref, la vie étant la vie, je ne passe pas autant de temps que j’aimerais là-bas. Mais chaque virée me permet d’apprécier mon travail, car là-bas, c’est vraiment la plus belle médecine que j’ai pratiquée de ma vie.
